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Gaadjika, diplômée de la Villa Arson en 2015, s’intéresse aux modèles de résistance à la société capitaliste et patriarcale actuelle au travers de figures féminines trop souvent dévoyées. La dualité entre l’espace domestique et l’espace public, entre la sphère intime et le monde extérieur, perdure ; elle est un enjeu à géométrie variable auquel de nombreuses réponses semblent encore pouvoir être apportées. L’appartement, la maison, est donc un énième territoire où se contestent non seulement les rôles attribués aux genres, mais aussi une certaine vision de la féminité. L’espace domestique, dès les œuvres féministes des années 1970 et encore aujourd’hui, évoque en creux la sphère publique, mainmise des hommes : l’affranchissement du premier étant pour certaine un prérequis à l’émancipation et à la conquête du second, alors qu’à contrario, et sans pourtant contester ce premier combat, le foyer est pour d’autres un refuge spirituel et physique, une enclave intime et nécessaire à la création. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf montre ainsi l’importance pour les femmes d’avoir un espace à elles pour pouvoir créer, faisant de la maison le lieu de la réinvention de soi et un laboratoire des pratiques artistiques. Ainsi fonctionne Gaadjika : dans son appartement-atelier, elle peint ; les couleurs de ses toiles sont celles de son intérieur et les personnages qu’elle esquisse sont ceux qui le peuplent. L’artiste évoque, détourne et amplifie la sphère intime, l’ornant des attributs stéréotypés du féminin et la peuplant de ses “gadjis”, femmes fortes qu’elle pare des clichés que la société leur colle. Ainsi, du même coup, elle faitdisparaître la hiérarchie à l’œuvre entre des attributs supposément masculins et féminins, et réhabilite des figures féminines historiquement et actuellement méprisées. Sorcières, cagoles, rappeuses, artistes et footballeuses se croisent et habitent l’espace, l’emplissent de leur présence, inversant, le temps d’une exposition, le rapport de force à l’œuvre dans leurs milieux respectifs. Mais plus que des symboles, ce sont des femmes bel et bien réelles avec qui elle collabore : Tauba, rappeuse bruxelloise pour qui elle conçoit un clip ; une amie artiste qui l’invite à produire une vidéo pour sa plateforme curatoriale avant d’en devenir l’actrice principale ; ou encore ses coéquipières du Witch FC, l’équipe de foot féminine qu’elle a fondée. Les unes après les autres, projet après projet, Gaadjika les peint. Presque traditionnellement, l’artiste emploie l’espace domestique pour évoquer en creux l’espace public, ce qu’il représente, ce qu’il devrait être et ce qu’il pourrait être, nous rappelant que le vécu masculin n’a pas le monopole de l’universel, que notre place en son sein demeure un enjeu et une lutte, et que nous avons un rôle à jouer dans sa définition même. Ainsi, dans un espace vitré, dans lequel la rue entre, se mêlent portraits et sculptures hybrides, mimiques d’un salon abandonné de sa femme d’intérieur mais empli de figures se riant de leurs stéréotypes, dans lesquels elles aiment à se draper. En détournant ces personnages, objets et espaces archétypaux, l’artiste leur rend hommage ; en bouleversant les notions de bon et mauvais goût, elle renverse la hiérarchie des genres et des arts; et en accentuant leurs traits, elle nous pousse à interroger nos propres présupposés sociaux et à peut-être accepter de leur trouver une beauté et une valeur nouvelle. L’espace domestique de Gaadjika est finalement le lieu d’une émancipation, celle des femmes qui peuplent l’univers immersif dans lequel elle nous plonge, et la proposition d’une reconquête de nos territoires, qu’ils soient corps, cuisine, chambre, terrain de foot ou rue.

Flora Fettah

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